« Mon ami Serge a acheté un tableau. C’est une toile d’environ un mètre soixante sur un mètre vingt, peinte en blanc. Le fond est blanc et, si on cligne des yeux, on peut apercevoir de fins liserés blancs transversaux. »
Tout le problème vient précisément de là : Serge, médecin-dermatologue et bobo parisien féru d’art contemporain à ses heures perdues, a acheté deux cent mille francs un tableau blanc. Cet investissement déplaît fort à son ami Marc, un homme rationaliste et très sceptique vis-à-vis de la production artistique de son temps. Alors que tous les ingrédients sont déjà réunis pour une comédie mordante, Yvan entre en scène et tente désespérément d’apaiser la situation grâce à son calme et à sa nonchalance habituels. Mais il ne fait qu’envenimer les choses et la querelle autour du tableau se mue en véritable règlement de compte.
Marc, a rationalist and very critical man, cannot accept that his friend Serge, a contemporary art enthusiast, paid a fortune for a white painting. From this quite banal starting point and with the arrival of a third character, the peaceful Yvan, the situation gradually degenerates and turns into a settling of scores…
Avec beaucoup d’ironie, « la pièce aux deux Molières » tourne en dérision ces trois personnages extrêmes à leur manière. L’écriture précise, incisive de Yasmina Reza n’épargne en effet rien ni personne, et surtout pas les représentants de cette bourgeoisie cultivée qui, comme Serge, deviennent adeptes d’un certain snobisme de classe… Face à ce mépris social à peine dissimulé, le relativisme et l’intolérance des deux autres protagonistes ne semblent pas préférables pour autant. Mais « Art » va bien plus loin que la simple critique sociale et nous offre une réflexion sur l’art des plus actuelles et intemporelles à la fois. Derrière l’humour caustique de l’autrice, des questionnements d’ordre esthétique, mais aussi philosophique, politique ou sociologique se font en effet jour : qu’est-ce qui est beau et qu’est-ce qui ne l’est pas ? Peut-on admettre des critères esthétiques universels ? Doit-on détenir une certaine culture pour apprécier une œuvre d’art ? Qui peut avoir autorité en matière de goût ? Et le tableau blanc de revêtir différentes significations : s’il est certainement une référence directe au Carré blanc sur fond blanc de Malevitch, il devient aussi une simple marchandise, un objet de culte, la démonstration d’un habitus, mais aussi « une merde blanche », d’après le paisible Yvan qui se rebelle tout à coup, ou encore une étendue vierge sur laquelle tout devient finalement possible pour Marc… De là à attribuer les propos de Serge – « un chef d’oeuvre de modernité ! » – à cette grande pièce, il n’y a qu’un pas. A ne peut-être pas franchir.
The precise and incisive writing of Yasmina Reza tackles by turns social, aesthetic, sociological or philosophical questions: do you have to possess a certain culture to appreciate a work of art? Who can be authoritative concerning taste? Can you admit some universal aesthetic criterias? But it is always done with a biting irony, for our greatest pleasure.
« Art » de Yasmina Reza (1994), disponible en Folio chez Gallimard
A voir aussi : – une captation en libre accès de la mise en scène de Patrice Kerbrat à la Comédie des Champs- Elysées, avec Fabrice Luchini (Serge), Pierre Vaneck (Marc) et Pierre Arditi (Yvan)
– un huis clos tout aussi savoureux, Le Prénom, pièce adaptée au cinéma par Alexandre de La Patellière et Matthieu Delaporte (avec Patrick Bruel, Valérie Benguigui, Charles Berling…)